Le Territoire français des Afars et des Issas
La dernière possession francaise sur le continent africain
par le Dr Klaus Baron von der Ropp,
Institut de recherches de politique internationale, Ebenhausen (Munich)
Au cours de sa 19ème session ordinaire, tenue à Rabat au mois de juin 1972, le Conseil des ministres de l'OUA a, par une résolution, à nouveau attiré l'attention sur le problème du statut juridique et politique du Territoire français des Afars et des Issas (anciennement Côte française des Somalis), qui n'est pas définitivement résolu à ce jour. Cette résolution, tout comme la récente visite du Président français G. Pompidou, ont éveillé tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'Afrique un intérêt accru pour les problèmes qui restent ici à résoudre. En effet cette visite a ranimé le souvenir du voyage historique effectué en 1966 par le général de Gaulle dans cette dernière possession française sur le continent africain. Le voyage du général de Gaulle conduisit, comme on le sait, à des troubles graves qui ébranlèrent dans ses fondements la vie politique et donc aussi économique du Territoire. Aujourd'hui encore, on peut constater que l'avenir politique et juridique du Territoire français des Afars et des Issas, dont la capitale, la ville portuaire de Djibouti, est pour des raisons économiques d'importance tout simplement vitale pour l'un des pays membres de l'OUA, à savoir l'Ethiopie, continue d'être incertain. Une solution du problème, qui se pose ici, n'est pas en vue, même à long terme, surtout en raison des tensions internes (tribales) et de leurs implications en matière de politique étrangère (les intérêts de la Somalie d'une part, ainsi que ceux de l'Ethiopie et indirectement aussi du Kenya d'autre part) sont en l'occurence diamétralement opposés.
Les problèmes tribaux et économiques
On n'a au fond jamais contesté que le Territoire français des Afars et des Issas ne peut subsister en Etat autonome. Car il ne dispose que d'un potentiel économique minime et sa population ne compte guère plus de 120000 habitants. En effet, à côté d'environ 55000 Afars et d'un nombre légèrement plus élevé d'Issas, des minorités arabe, européenne et asiatique, originaires du Yémen, d'Arabie Saoudite ainsi que d'Italie, de Grèce, de France, d'Arménie et du subcontinent indien vivent dans le Territoire. L'un des hommes politiques les plus influents du pays. M. Ali Aref, a exprimé la faiblesse du Territoire par ces mots: "A cause de son exiguité, de Finsuffisance de son peuplement et du manque de cadres, la Côte française des Somalis ne peut pas former un Etat viable" (Le Monde 2/2/1967).
Le Territoire français des Afars et des Issas - une steppe d'arbustes épineux désertique, parsemée de blocs de basalte et présentant un des climats les plus chauds et les plus inhospitaliers de la terre - s'étend sur un littoral d'une largeur de 20 à 90 kilomètres seulement à l'ouest du Golfe d'Aden, le long du Golfe de Tadjoura. Les données géographiques particulièrement mauvaises de l'arrière-pays, qui ne permettent qu'à 60000 nomades seulement de mener une vie très modeste, ainsi que le fait qu'on n'a pas trouvé là ce jour de ressources minérales, mènent obligatoirement à la concentration presque totale de la vie économique du Territoire sur le port de sa capitale Djibouti.
L'importance du port de Djibouti
Il parait paradoxal que l'importance de ce port se soit considérablement accrue au cours des cinq années écoulées, malgré la fermeture du Canal de Suez, et celà au point que ses installations ont pu être étendues de façon notable. On ne peut expliquer cette évolution que par le dépérissement économique, provoqué par des raisons politiques, de l'autre grande ville portuaire à l'accès sud de la Mer rouge, Aden, en République populaire du Yémen. Aujourd'hui, davantage de cargos que jamais touchent le port de Djibouti.
La partie des échanges passant par Djibouti dont le terminus est situé en République de Somalie, dans le Territoire français des Afars et des Issas lui-même ou dans les Etats arabes lui faisant face, est d'une importance relativement réduite. Par contre, le port revêt une importance considérable pour le commerce extérieur éthiopien; car la majeure partie des importations et exportations éthiopiennes passe par Djibouti. Il parait exclu que cette situation soit fondamentalement modifiée par Faménagement du port d'Assab, commencé il y a longtemps déjà, et qui fut, avec la ville portuaire de Massawa, attribué à l'Ethiopie lors de l'annexion de l'ancienne colonie italienne d'Erythrée. Car, à la différence d'Assab et de Massawa, Djibouti est relié par une voie ferrée, à moitié propriété française à moitié propriété éthiopienne, avec Addis-Abéba, de loin le centre économique éthiopien le plus important.
Djibouti vit dans une large mesure du commerce de transit avec l'Ethiopie et pour ce pays le libre accès de Djibouti, assuré actuellement en raison de la présence de la France, est d'importance vitale. Par contre la signification économique de la ville de Djibouti pour la République somalienne consiste uniquement dans le fait que les installations portuaires procurent du travail à beaucoup d'habitants d'Hargeisa situé dans la province septentrionale de la Somalie guère développée du point de vue économique et probablement aussi guère susceptible d'être développée en raison de données économiques défavorables ainsi que d'un climat hostile. Ces hommes bénéficient en l'occurrence du même avantage que les Somaliens originaires du Territoire français des Afars et des Issas. c'est-à-dire les Issas, qu'ils s'adaptent de façon relativement facile à la vie économique moderne, à la différence des Afars beaucoup plus attachés à leur mode de vie traditionnel. Ce sont donc les Somaliens (Issas) et non les Afars qui prédominant actuellement dans la ville de Djibouti.
La situation politique dans le Territoire
Le Territoire français des Afars et des Issas jouit depuis 1967 d'une Constitution qui lui permet - étant jusqu'à présent encore partie intégrante du Territoire français - de déléguer ses propres représentants dans les organismes législatifs de Paris et lui accorde par ailleurs une large autonomie interne. L'administration centrale de Paris reste cependant compétente en matière de politique étrangère, de défense et de politique financière. Ce sont par contre des organismes législatifs et exécutifs installés à Djibouti, constitués et travaillant suivant les modèles ouest-européens, qui sont chargés des fonctions intérieures.
Le statut actuel du Territoire résulte d'un plébiscite organisé par la France au mois de mars 1967 sur la question:
"Voulez-vous que le Territoire demeure au sein de la République française avec le statut renouvelé de gouvernement et d'administration dont les éléments essentiels ont été portés à votre connaissance?"
Pour le cas où la majorité des électeurs aurait répondu négativement à la question posée, la France était prête à se retirer du Territoire en arrêtant immédiatement toute coopération économique. Ce retrait n'eut toutefois pas lieu, étant donné que 60 % environ des habitants du Territoire admis par les autorités françaises à participer au plébiscite votèrent en faveur du maintien du Territoire au sein de la République française.
Le plébiscite de 1967
Le scrutin avait été précédé d'une très violente campagne électorale qui fit apparaître une fois de plus les très fortes tensions tribales entre les Afars et les Issas et les implications de politique étrangère en résultant. Comparant les tensions entre les communautés cypriotes avec celles de Djibouti, le quotidien francais "Le Monde" du 21 mars 1967 parle en l'occurrence de façon fort pertinente d'une "situation de type cypriote".
Les partis politiques des Afars (les membres de ce peuple vivent pour une part dans le Territoire français des Afars et des Issas et pour l'autre dans la dépression de Danakil, appartenant à l'Ethiopie) propageaient, et celà avec succès comme on le constata plus tard. l'acceptation du statut, c'est-à-dire le maintien du Territoire doté d'une plus grande autonomie intérieure au sein de la République française. Le parti des Issas (qui sont, comme déjà mentionné, Somaliens) invitait par contre les électeurs à rejeter le nou-
veau statut. Il considérait 1'issue négative du plébiscite, à laquelle il aspirait, comme un premier pas sur la voie de l'intégration du Territoire dans la République de Somalie, indépendante depuis 1960, ce qui était aussi approuvé par Mogadiscio conformément au plan d'une "Grande Somalie".
L'empereur d'Ethiopie, Haïlé Sélassie I, prit position concernant la possibilité de cette évolution, c'est-à-dire de l'intégration de Djibouti dans la République somalienne, dans les termes suivants: "Nous ne perdons pas une occasion d'attirer avec insistance l'attention des parties intéressées sur le fait que le territoire de Djibouti fait, dans sa forme actuelle, partie intégrante de l'Ethiopie depuis la fin du 19ème siècle." (Le Monde du 2 décembre 1966 et du'9 février 1967).
Il convient de remarquer dans ce contexte que les deux organisations politiques implantées actuellement l'une à Dire Dawa (Ethiopie) l'autre dans la capitale somalienne Mogadiscio, à savoir le Mouvement de Libération de Djibouti et le Front national de Libération de la Côte française
des Somalis, toutes deux reconnues officiellement comme "mouvements de libération" par l'OUA, continuent, en accord avec leurs hôtes respectifs, à réclamer l'intégration du Territoire actuellement français dans leur pays d'accueil respectif.
Les Etats limitrophes et l'issue du plébiscite
A la différence de l'empire éthiopien, le gouvernement de la République de Somalie n'a pas reconnu à ce jour le résultat du plébiscite de 1967 comme valable en droit. Il doit en être de même pour la partie somalienne de la population du Territoire français des Afars et des lssas. Aussi bien le premier que la seconde fondent leur conception sur le fait que les autorités françaises avaient interdit la participation au plébiscite à des milliers d'Issas, mais seulement à de très rares Afars coopérant avec Paris. La France avait a l'époque motivé son attitude en faisant remarquer que ces lssas n'étaient pas des citoyens du Territoire, mais des étrangers, à savoir des ressortissants de la République somalienne.
Il convient de constater dans ce contexte qu'effectivement de nombreux citoyens somaliens ont dans le temps immigré dans le Territoire soit comme nomades, soit à la recherche d'emplois dans les installations portuaires de Djibouti. Mais il en est probablement de même - sans que Paris en ait tiré les conséquences correspondantes - pour un grand nombre d'Afars qui, originaires de la dépression de Danakil située en Ethiopie au nord de Djibouti, vit maintenant dans le nord et l'ouest du Territoire. De l'avis de Mogadiscio - la France a adopté probablement en accord avec Addis-Abéba l'avis contraire - cette immigration était si éloignée dans le temps que les lssas concernés par les mesures françaises auraient du avoir néanmoins le droit de vote. Les Somaliens, tout comme un certain nombre d'observateurs étrangers, ont considéré ces mesures des autorités françaises comme une manipulation inadmissible, une falsification du résultat du scrutin en leur défaveur.
Des amorces d'élimination des tensions?
Au cours des années écoulées, on a eu, malgré quelques revers, de plus en plus l'impression qu'il était possible d'éliminer malgré tout par un long processus les tensions entre les Afars et les lssas. Ce fut surtout le fait que l'activité de politique intérieure dans le Territoire francais des Afars et des Issas ne s'oriente plus exclusivement comme auparavant aux frontières tribales existantes, qui donna lieu a ces conjectures. Il est ainsi particulièrement remarquable que M. Ali Aref, lui-même un Afar et président de l'autorité exécutive suprême du Territoire, le Conseil gouvernant, peut actuellement compter au Parlement non seulement sur le soutien des parlementaires des Afars mais aussi de quelques députés des Issas.
La même tendance se manifesta d'ailleurs pendant la visite du Président Pompidou au mois de janvier 1973 pendant laquelle, comme on le sait, les manifestations anti-françaises des lssas et profrançaises des Afars, que craignaient tant certains observateurs, n'eurent pas lieu. Mais il faudra encore attendre pour savoir si cette détente est durable. Car le temps écoulé depuis la visite du général de Gaulle il y a sept ans parait trop court. Et à cette époque, ce n'était justement pas des représentants de la métropole européenne et de Djibouti, mais des Afars et des Issas qui s'étaient retrouvés face à face.
Autant qu'on puisse se féliciter de cette détente intérieure, aussi peu les aspects de politique étrangère de la crise concernant le statut futur de la dernière possession française sur le continent africain ne sont jusqu'à présent élucidés. Cette situation se manifesterait nettement au plus tard quand la France - comme il est de- mandé par l'OUA - se déciderait un jour, malgré le résultat du plébiscite de 1967, à l'abandon du Territoire tant pour des raisons financières que pour des raisons de politique générale. Certains observateurs de la scène politique a la corne de l'Afrique tiennent une telle reconversion de la politique française dans cette région pour absolument possible malgré la très grande importance qu'aurait le port de Djibouti, dans le domaine militaire également, après une réouverture éventuelle du Canal de Suez.
Des tâches pour l'OUA
Mais un retrait de la France devrait absolument être précédé d'un accord des Etats africains limitrophes sur l'avenir du Territoire et en particulier de son port et de la voie ferroviaire qui le relie à la capitale éthiopienne Addis-Abéba (pour autant que cette voie est située sur le Territoire français des* Afars et des Issas). Il conviendra en l'occurrence de tenir compte du fait déjà mentionné que le Territoire actuellement encore français est tout simplement trop petit, trop pauvre et beaucoup trop peu peuplé pour pouvoir subsister en Etat autonome. Si on ne réussissait pas à réaliser un tel accord, la conséquence inéluctable en serait fort probablement un conflit de longue durée entre les Etats africains de la région.
Si telle était l'évolution, les conflits résultant des revendications que Mogadiscio formule toujours encore concernant l'annexion à la République somalienne de territoires kenyan (des parties du district de la frontière nord) et éthiopien (Ogaden) éclateraient probablement à nouveau. Ces revendications avaient déja mené dans les années soixante à un conflit armé entre la République de Somalie d'une part et les pays étroitement alliés du Kenya et d'Ethiopie d'autre part. Comme dans le passé déjà, l'OUA se verra peut-être confrontée aussi dans la deuxième décennie de son existence avec l'une de ses tâches les plus importantes, à savoir d'empêcher une telle évolution en se préoccupant ainsi d'une paix durable a la corne de l'Afrique.