Le Conseil de l'Entente
Un exemple de coopération suprarégionale en Afrique
par le Dr Klaus Baron von der Ropp, Institut de recherches de politique internationale, Ebenhausen (Munich)
A la veille de l'accession à l'indépendance de la majorité des Etats du continent noir, et au début des années soixante, c'étaient principalement trois écoles qui s'étaient formées pour surmonter la balkanisation politique et économique du continent.
Trois amorces d'intégration en Afrique
MM Kwame Nkrumah, Sékou Touré et leurs amis politiques pensaient pouvoir, dans un laps de temps relativement bref, fusionner toutes les nations en Etats-Unis d'Afrique. A l'Union de la Guinée et du Ghana, qu'ils avaient fondée, adhéra en 1960 le Mali de M. Modibo Keita; les chefs politiques des trois Etats voyaient dans cette Union le noyau d'une communauté politique englobant le continent entier.
Comparativement à ces plans, les idées d'autres hommes politiques africains, parmi lesquels surtout MM ]ulius Kambarage Nyerere, Léopold Sédar Senghor et l'ancien premier-ministre de l'Oubangi-Chari de l'époque (actuellement République Centrafricaine) Barthélémy Boganda, étaient beaucoup plus modestes et partant plus réalistes. Ils considéraient la conception de Nkrumah comme utopique et s'efforçaient de réaliser à la place d'une coopération continentale, seulement une coopération suprarégionale. Les efforts de ces hommes politiques s'exprimèrent par la fondation de la Fédération du Mali, ainsi nommée d'après l'ancien empire de Sundjata Keita et de Mansa Mussa, qui prospérait du 13ième jusqu'à la fin du 15ième siècle au Soudan occidental, et dans les projets de fondation de l'Union des Républiques de l'Afrique Centrale (Fort Lamy 1960) et de la Fédération d'Afrique Orientale, (Nairobi 1963).
Les deux écoles avaient cependant en commun qu'elles tendaient à réunir plusieurs Etats autonomes en une forme d'Etat plus grande. Elles pensaient pouvoir cimenter l'intégration économique, déjà partiellement réalisée, en construisant un toit supranational.
L'Union panafricaine, les fédérations supranationales, la coopération régionale
La troisième école africaine, dont le représentant le plus marquant reste le président de la Côte d'Ivoire, M. Félix Houphouët-Boigny, adoptait une attitude très sceptique envers tous les efforts d'union politique des Etats africains comprenant une renonciation, au moins partielle, aux droits de souveraineté et les considérait comme prématurés et donc non réalistes. Cette école cherchait à instituer un système de coopération économique, et également politique, la plus étroite possible, en conservant la souveraineté nationale des divers pays partenaires. Par la fondation du Conseil de l'Entente, qui portait à l'origine le nom de "Union Sahel-Bénin", M. Houphouët-Boigny a réussi à concrétiser très largement ses idées. Les chefs du Conseil de l'Entente et en particulier M. Houphouët-Boigny lui-même, se sont à plusieurs reprises vu reproché par les hommes politiques africains ayant des objectifs plus ambitieux, qu'ils soutenaient par leur politique les tendances des adversaires de la véritable Union de l'Afrique. On peut cependant aujourd'hui faire valoir que, a la différence du Conseil de l'Entente, toutes les amorces d'intégration de l'Afrique post-coloniale, entreprises sur une base supranationale, ont conduit à l'échec, et en outre que la décennie écoulée a été caractérisée en Afrique noire bien davantage par des phénomènes de désintégration que par des succès dans le domaine de la coopération suprarégionale (voir à ce sujet Afrika 2/1971 p. 4 et suivantes). L'Union Ghana-Guinée-Mali fut tout aussi éphémère que la Fédération du Mali. L'Union des Républiques de l'Afríque Centrale n'a, tout comme la Fédération d'Afrique Orientale, jamais dépassé le stade de la planification.
M. Houphouët-Boigny a reconnu plus nettement que ses adversaires politiques qu'à la différence de l'administration britannique en Afrique orientale et centrale, le système de l`administration
coloniale française dans l'ancienne Afrique Occidentale Française et Afrique Equatoriale Française n'était, de par sa structure fondamentale, pas adapté comme base de constitution de vastes Etats fédéraux. L'administration de l'Afrique Occidentale Française et de l'Afrique Equatoriale Française fut, jusqu'à la promulgation de la loi cadre et de la législation de 1956 en découlant, partie intégrante de l'administration centralisée française; et mème après l'adoption de ces normes, il n'y eut, à la différence de la capitale administrative est-africaine de l'époque, Nairobi, dans ces régions jamais même l'amorce d'une administration fédérale compétente pour un ensemble de régions et qui aurait pu constituer le noyau d'un système fédéral ultérieur. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que, à la différence des Britanniques, les Français n'ont favorisé la constitution de grands espaces politiques ni avant ni après l'accession de leurs colonies à l'indépendance. Et enfin, le président ivoirien a probablement considéré de facon plus réaliste que la grande majorité de ses homologues africains, en particulier MM Nkrumah, Touré, Nyerere et Boganda, les problèmes d'une renonciation partielle aux droits de souveraineté dans les Etats venant d`accéder à l'indépendance, en faveur d'autorités supranationales. Il a été prouvé par l'histoire post-coloniale de l'Afrique noire que le temps n'était pas encore mûr en Afrique pour une telle évolution. Sinon, tous les efforts en vue de la constitution d'unions politiques et de fédérations n'auraient pas échoués.
La conception du Conseil de l'Entente
Vu cet arrière-plan, il était probablement conforme à une façon réaliste de considérer les choses que les chefs politiques du Niger, du Dahomey, de la Haute-Volta et de la Côte d'Ivoire unirent leurs pays en 1959, peu avant l'accession à l'indépendance, dans le Conseil de l'Entente, alliance à laquelle adhéra également environ 6 ans plus tard, le Togo. La caractéristique des organes du Conseil de l'Entente est que chacun des Etats partenaires dispose d'un droit de veto et qu'en conséquence toutes les décisions ne peuvent être prises qu'à l'unanimité.
1. La coopération économique
Les pays unis dans le Conseil de l'Entente sont, avec tous les autres Etats francophones d'Afrique occidentale à l`exception de la Guinée, membres de l'Union douanière de l'Afrique Occidentale, qui jusqu'à présent n'a pas donné ce qu'on attendait d'elle, et de l'Union monétaire de l'Ouest africain, opérant avec succès. Mais leur coopération économique dépasse largement l'appartenance commune à ces deux organisations. Cela vaut en particulier pour la coordination des divers plans de développement nationaux qui, à la différence de la majeure partie des autres régions d'Afrique noire, ont ici effectivement été mis sur pied dans une assez large mesure. Un avantage qu'il ne faut pas sousestimer fut en l'occurrence qu'à la différence p.ex. des Etats partenaires de la Communauté d'Afrique orientale (CAO), à savoir la Tanzanie, le Kénya et l'Ouganda, les membres du Conseil de l'Entente se sont voués à une politique économique et sociale unitaire. Car la coopération économique en Afrique orientale est fortement entravée par le fait que la Tanzanie a adopté un régime économique socialiste, le Kénya par contre un régime libéral, et en outre par la politique d'"autoaide" pratiquée par la Tanzanie (voir a ce sujet AFRIKA 1/1971 p. 12 et suivantes).
La péréquation financière entre les partenaires
Le Fonds d'entraide et de garantie des emprunts joue un rôle très important dans l'harmonisation de la mise en valeur économique des 5 pays partenaires. Ce Fonds a été créé en juste connaissance du fait que les producteurs étrangers reculent souvent devant d'importantes fournitures aux pays africains, eu égard au risque relativement élevé de l'insolvabilité des acheteurs autochtones, en raison de la pénurie de capitaux dans presque tous les pays de développement. La tâche du Fonds d'entraide et de garantie des emprunts est dans ce cas de garantir la réalisation de projets, dont la rentabilité économique a auparavant été très soigneusement étudiée, par la mise à disposition de cautions. Il est intéressant de signaler que le Fonds promeut essentiellement des projets favorables à la mise en valeur économique non seulement d'un seul Etat partenaire. Les moyens financiers proviennent en majeure partie des Etats membres du Conseil de l'Entente, et pour le reste de sources non-africaines, c`est-à-dire en Poccurrence de sources françaises, d'autres sources d'Europe occidentale et des Etats-Unis. Concernant les fonds africains, la plus grande part est fournie par la Côte d'Ivoire. Mais la répartition des moyens du Fonds sur les projets dans les cinq pays de la Communauté est inversement proportionnelle au montant de la contribution nationale respective. Cela conduit en pratique à ce que des projets sont promus surtout au Niger, en Haute-Volta, au Dahomey et au Togo, essentiellement avec du capital ivoirien. La Côte d'Ivoire, de loin le pays le plus développé de la région, fournit ainsi une contribution importante au développement économique de ses alliés économiquement faibles.
Un tel système de péréquation financière interétatique n'existe plus que dans la région du Conseil de l'Entente, depuis la disparition du "Pool de distribution" de la CAO, exigé en son temps par la commission Raisman, mais dissout depuis.
Finalement, le fait qu'en raison de divers accords bilatéraux plusieurs parties intégrantes particulièrement importantes de Pinfrastructure régionale, parmi lesquelles le port d'Abidjan ainsi que les lignes ferroviaires Abidjan-Ouagadougou et Bénin-Niger, soient administrées respectivement en commun par les représentants des deux pays utilisateurs, sert également au développement harmonisé des partenaires de l'alliance. Cette coopération a contribué à ce que les cinq
pays collaborent également dans l'aménagement de leurs réseaux de communications.
Des efforts semblables ont été entrepris, en partie avec des succès notables, pour la réalisation de divers projets d`industrialisation, puis dans les domaines de l'organisation, de l'administration publique et de la juridiction, ainsi que dans l'harmonisation de la législation du travail. Les objectifs, par comparaison aux autres amorces d'intégration de l'Afrique noire, relativement modestes du Conseil de l'Entente ont conduit à ce qu'il a pu réaliser dans une grande mesure ses objectifs dans le domaine de la coopération économique.
2. La coopération politique
Il en va autrement dans une très large mesure concernant la coopération politique. On perd souvent de vue que les chefs d'Etat des pays fondateurs du Conseil de l'Entente avaient décidé peu après l'accession à l'indépendance nationale de coordonner leur politique étrangère par des conférences régulières des responsables des Etats partenaires, et en outre d'édifier les structures intérieures politiques et administratives de l'Etat suivant un modèle uniforme.
Le premier objectif a été atteint dans la mesure où jusqu'à présent, les cinq pays ont poursuivi une politique de coopération étroite avec le monde occidental et de contacts sporadiques seulement avec les Etats communistes. Mais par contre, la situation fut tout autre quand il s'est agi de décider des problèmes intra-africains. Au fond, l'unanimité ne régna dans ce domaine que tant que le gouvernement Kwame Nkrumah était au pouvoir au Ghana. L'hostilité commune envers l'ancien président du Ghana a, surtout par souci des tentatives de putsch partant d'Accra, en particulier après l'assassinat du président du Togo Sylvanus Olympio en 1963, mené à une forte solidarité des membres du Conseil de l'Entente en matière de politique étrangère. C'est ainsi qu'on prit la décision, qui cependant ne fut pas appliquée, de constituer une force armée commune pour se défendre contre les tentatives d`intervention extérieures.
Mais cette solidarité disparut presqu'entièrement au cours des années suivantes, quand il s'agit de porter un jugement sur les questions africaines. Il suffit de rappeler que le Togo, le Dahomey, le Niger et la Haute-Volta n'ont pas suivi la politique du gouvernement ivoirien dans la question de la reconnaissance de l'ancien Biafra, et pas davantage concernant l'exigence d'entamer un dialogue entre l'Afrique noire et les minorités blanches à la pointe sud du continent.
Les efforts en vue de l'unification des structures politiques et administratives intérieures des Etats s'avérèrent également un échec. Cela provient surtout du fait quïà la différence de la Côte d'Ivoire et du Niger, les militaires ont joué, temporairement au moins, un rôle très important dans la vie politique de la Haute-Volta, du Dahomey et du Togo. Cette évolution est d'autant plus regrettable que Phomogénéité de ces structures constitue un préalable indispensable au développement du Conseil de l'Entente en direction d'un Etat fédéral.
Un pronostic sur l'évolution ultérieure
Le fait que le Conseil de l'Entente a travaillé avec plus de succès que nombre d'autres amorces d'intégration de l'Afrique noire, qu'il a su maîtriser différentes crises graves comme l'exclusion de fait du Dahomey après la chute de M. Hubert Maga et le conflit frontalier entre le Niger et le Dahomey, autorise à un optimisme prudent pour l'avenir. Il importera qu'on réussisse à approfondir la communauté existante également dans le domaine politique. Car l'Afrique noire doit elle aussi emprunter la voie de l'intégration économique et politique, qui lui a été tracée, entre autres, par l'Europe occidentale. Il apparaît très dangereux pour les intérêts des Africains qu'à une époque où p. ex. les pays industrialisés d'Europe occidentale font des progrès dans le domaine de l'intégration, une évolution contraire se manifeste dans de nombreuses régions d'Afrique. Les pays africains peuvent s'offrir les conséquences d'une dispersion de leurs forces économiques et politiques encore bien moins que les nations d'Europe occidentale s'ils veulent devenir les partenaires réels de ces derniers.
Si les responsables du Conseil de l'Entente réussissent à dépasser l'actuel stade d'une coopération plutôt souple et d'intensifier celle-ci, cette communauté pourra devenir un jour - es-pérons-le - une sorte de modèle pour le restant de l'Afrique. Et l'Afrique a un besoin urgent d`un
tel modèle.
La nature des futures formes de coopération de ses membres avec le Ghana limitrophe sera d'une grande importance pour l'avenir de la communauté. Si on réussit à réaliser ici une étroite coopération, et autant que possible une adhésion à part entière du Ghana au Conseil de l`Entente, alors on pourra lui attribuer une valeur de modèle.
Un pont vers l'Afrique occidentale anglophone?
Car jusqu'à ce jour, il n`apparaît pas qu'on ait réussi quelque part en Afrique à mettre en oeuvre une intégration économique, voire politique, durable d'Etats anglophones et francophones. Des voies de communication mauvaises ou totalement manquantes ont empêché le développement d'un commerce appréciable entre ces Etats, et l'appartenance à des zones monétaires différentes et bien d'autres choses sont à l'origine du fait que les Etats anglophones et les francophones limitrophes entretiennent des contacts ne méritant guère d'être mentionnés. Le Conseil de l'Entente pourra peut-être, en jetant un pont vers le Ghana, prouver un jour que ces frontières linguistiques ne sont qu'artificielles. Les relations, aujourd”hui excellentes surtout entre la Côte d`Ivoire, puissance dirigeante incontestée du Conseil de l'Entente, et le Ghana, permettent de considérer une telle evolution comme possible.