La Communauté Est-Africaine
Un exemple de coopération suprarégionale en Afrique
par le Dr Klaus Baron von der Ropp,
Institut de recherches de politique internationale
Les amorces et des développements ayant pour objectif la coopération suprarégionale dans le domaine politique et économique sont particulièrement importants pour le régime international actuel. Cela vaut tout particulièrement pour l'Afrique noire. On commence à se perdre dans la quantité d'accords de coopération et d'union africains. D'autre part, il faut bien constater que nombre de ces amorces d'intégration se sont avérées en échecs au cours des années écoulées. La Communauté est-africaine (CEA) représente toutefois une exception très importante.
Au contraire de la grande majorité des projets d'intégration dans le reste de l'Afrique et aussi en Europe occidentale, les tendances correspondantes en Afrique orientale remontent loin dans l'histoire des Etats intéressés. En effet, dès 1917, le Kénya et l'Ouganda constituent une Union douanniere à laquelle le Tanganyika, alors sous tutelle de la Société des Nations, adhéra en 1927 comme membre à part entière. Cette communauté se développa en plusieurs étapes en un de facto marché commun avec monnaie commune. Dès le début des années 1920, on discuta en outre de projets en vue de grouper les trois territoires en une union politique plus étroite ("closer union"); ils ne purent toutefois être réalisés. L'une des raisons principales était en l'occurrence que presque tous les groupes de population interessés s'experimèrent à l'époque contre ce projet. Les quelques Africains qui, considérant les conditions de puissance de l'époque, furent interrogés, exprimèrent unanimement leurs soucis, qu'une union politique de l'Afrique orientale ne conduirait qu'a perpétuer la domination des colons blancs et à une privation des droits croissantes des Africains.
Les Services Communes Est-africains
Peu après la fin de la seconde guerre mondiale, une percée très importante dans le sens d'une coopération renforcée fut réalisée par la création de la Haute-Commission est-africaine qui fut dotée dans le secteur des soi-disant services communs, de pouvoirs exécutifs et législatifs. Comptaient parmi les services communs, c'est-à-dire interterritoriaux cités, qui prirent d'ailleurs en 1961 le nom de Organisation des services communs d'Afrique de l'Est [OSCAE), entre autres les administrations des chemins de fer, des voies navigables et des ports, des télécommunications et du fisc, ainsi que quantité d'instituts de recherches. Un service commun particulièrement important, qui vint s'ajouter à ces institutions au cours des années ultérieures, fut l'université est-africaine dont la caractéristique promotrice d'intégration consista jusqu'à sa dissolution dans le fait que l'enseignement était conféré en commun aux étudiants des trois pays partenaires dans les facultés réparties sur les trois capitales. On atteignit par la création de l'OSCAE un niveau d'intégration dans les domaines interessés en Afrique orientale resté jusqu'alors unique au monde.
Par la suite, en particulier pendant les crises graves qui ébranlèrant à plusieurs reprises la CEA, l'OSCAE acquit une fonction supplémentaire excessivement importante: elle s'avéra en noyau dur de la Communauté et devint une sorte de garant de sa persistance.
Disparités entre le Kénya et ses partenaires
Les crises mentionnées provenaient essentiellement du degré très divers de développement économique, mais en particulier industriel, des trois territoires. A la différence de l'Ouganda et surtout de la Tanzanie, le Kénya est un pays économiquement relativement bien développé. La disparité économique des membres de la CEA ne se fonde certes pas seulement sur les données historiques fondamentalement différentes (l'Ouganda était protectorat britannique, le Tanganyika de l'époque était sous tutelle de la Société des Nations et le Kénya une colonie britannique dans laquelle avait immigré un nombre considérable de colons européens), mais aussi sur quantité
d'autres faits. Les difficultés économiques de l'Ouganda sont celles d'un Etat qui, en pays continental, n'a pas d'accès propre à la mer. La Tanzanie doit être considérée comme un pays avec des zones immenses qui, en raison de conditions climatiques souvent extrêmement défavorables, ne sont pas mises en valeur dans le domaine économique et ne sont même pas habitables. Et à la différence du Kénya, l'Etat le plus au sud d'Afrique orientale ne dispose pas non plus d'un centre de concentration comparable à la région de Nairobi. C'est ici qu'est dissimulée l'une des clés de l'importante avance du Kénya dans son développement; car 70% environ de la population du pays vit dans un excellent climat dans un rayon d'environ 270 kms autour de la capitale kényane.
Cette disparité a eu pour résultat que le Kénya dispose de loin du meilleur système d'infrastructure d'Afrique orientale, que près des deux tiers de la production industrielle de la région proviennent du Kénya et qu'enfin le noyau de cadres industriels formés est bien plus élevé au Kénya que dans les deux autres pays partenaires.
La Commission Raisman, instituée en 1960, s'occupa pour la première fois de la question certainement à l'époque comme aujourd'hui la plus importante pour l'avenir de la CEA, à savoir des possibilités d'une répartition plus équitable entre les pays membres des profits revenant à l'ensemble de la région. Conformément à ses recommandations, on réalisa au cours des années suivantes une compensation financière interterritoriale à l'aide d'un "pool de distribution". Des exigences fort considérables de l'Ouganda et surtout de la Tanzanie envers le Kénya furent ainsi constituées en pratique.
On ne put néanmoins faire taire les plaintes des deux pays moins développés; dans ces deux Etats, on présentait souvent l'argument que par la participation aux taux douaniers extérieurs communs élevés et par la renonciation à la perception de taxes intérieures est-africaines, ils ne faisaient que financer Pindustrialisation du Kénya.
Echec d'une fédération
On espéra y remédier définitivement par la création d'une fédération est-africaine, qu'on envisagea à nouveau en 1963. Concernant celle-ci, il est dit au début de la "Déclaration de fédération par les gouvernements est-africains" devenue célèbre depuis, et que MM Jomo Kenyatta, Julius K. Nyerere et Milton A. Obote publièrent le 5.6.1963: "Nous, dirigeants des peuples et des gouvernements d'Afrique orientale, réunis à Nairobi le 5.6.1963, nous nous obligeons à la politique de la fédération politique de l'Est de l'Afrique." La réalisation de ce projet écboua toutefois essentiellement en raison de la résistance de l*Ouganda. Le retrait du plus petit partenaire avait pour cause principale que M. Milton Obote dut accepter l'édlec des négociations de fédération par égard à son partenaire de coalition d'alors, le mouvement de rassemblement monarchiste du Bouganda, Kabaka Yekka. Aujourd'hui - nous ne le citons ici qu'accessoirement par manque de place - les structures politico-constitutionnelles et socio-économiques du Kénya, de la Tanzanie et de l'Ouganda se sont développées de façon si divergente, qu'il faut considérer comme exclu pour un temps prévisible la fondation d'un Etat fédéral est-africain ou même seulement d'une confédération est-africaine.
En 1964, on entreprit une nouvelle tentative pour tenter de surmonter les difficultés nées des divergences économiques aigues. Les Etats CEA conclurent à l'époque l'accord de Kampala-Mbale. Celui-ci prévoyait pour la première fois certaines restrictions quantitatives du commerce intérieur est-africain, et les Etats partenaires se mirent d'accord sur une clé de répartiton concernant de nouvelles entreprises industrielles. Mais ce fut précisément ce dernier point qui, ultérieurement, ne fut pas respecté en pratique; de nombreux investisseurs étrangers continuèrent à préférer le Kénya aux deux autres Etats pour des raisons de rentabilité de leurs entreprises.
Le traité de coopération est-africain
Le moment le plus critique pour le maintien de la coopération suprarégionale se présenta quand les trois Etats ne purent aboutir à un accord sur la transformation de l'Institut monétaire est-africain, subsistant encore de l'ère coloniale, en une Banque centrale commune. On réussit toutefois à empêcher la menace de désintégration par la conclusion du traité de coopération est-africain aujourd'hui encore en vigueur qui, élaboré par une commission d'experts sous la présidence du Danois Kjeld Philip, était entré en vigueur le 1. décembre 1967. Par cet accord, la coopération interterritoriale en Afrique orientale fut placée pour la première fois sur une base contractuelle étendue. Avec la notion de ce qui est actuellement possible dans le domaine politique, le plan propagé en son temps avec tant d'euphorie de la constitution d'une fédération est-africaine n'est par contre plus mentionné.
Il est à noter en particulier que suivant l'article 12 du traité, toutes les restrictions commerciales autorisées depuis la signature de l”accord de Kampala-Mbale sont levées à quelques exceptions près. Les autres objectifs du traité sont entre autres la libéralisation du commerce de produits agricoles, Pharmonisation de la politique monétaire ainsi que de la politique sociale et des communications. Il convient de faire ressortir en outre la libre convertibilité des devises et la liberté de la circulation des capitaux consignés dans les articles 24 et 25; on ne mentionne pas par contre les autres libertés économiques fondamentales, c'est à dire libre circulation des salariés, liberté d'établissement et liberté des prestations de services.
Eu égard à la grande disparité économique, une importance décisive revient aux accords sur une harmonisation du developpement économique. Le
traité essaie de s'attaquer à ce problème, le plus épineux de la coopération est-africaine, avec suppression des correctives convenus jusqu'alors par trois voies: suivant Particle 20, les Etats moins industriaisés, c”est-à-dire l'Ouganda et surtout la Tanzanie, sont autorisés à percevoir à des conditions nettement précisées et pendant un temps limité, des taxes de transfert sur certains produits destinés à protéger les amorces d'industrialisation respectives en Ouganda et en Tanzanie de la concurrence kényane. L'article 21 contient un autre correctif: les Etats signataires du traité s'engagent à instituer une banque de développement commune - ce qui a été réalisé depuis. Les membres de la CEA participent avec des apports de même importance à cet institut de financement, mais les crédits disponibles sont utilisés en majeure partie pour la réalisation de projet de développement ougandais et tanzaniens. La décentralisation convenue, et également réalisée depuis, de l'OSCAE sert finalement aussi à une structuration plus saine. Les services communs n'ont en majorité actuellement leur siège no plus à Nairobi mais à Kampala, à Dar-ès-Salaam et surtout à Arousha.
Des crises surmontées
Une comparaison des organes de la CEA prévus par le traité de coopération est-africain, comme par exemple l'Autorité est-africaine, les conseils compétents pour les diverses branches et le tribunal du marché commun est-africain, avec les organes correspondants des Cornmunautés européennes fait apparaître qu'en Afrique orientale, on a renoncé davantage encore qu'en Europe occidentale aux institutions supranationales. Il en est un peu autrement pour les organes législatifs. La très large renonciation des Etats est-africains a des solutions supranationales ne sera très probablement que temporaire. Car pour l'Afrique orientale, une dispersion des forces serait, considérant les tâches de développement qui attendent cette région, encore beaucoup plus fatale que pour l'Europe occidentale.
Il convient de souligner, en appréciant ce qui a été réalisé au cours des trois années depuis la conclusion du traité de coopération est-africain, qu'il faut considérer comme un immense succès des hommes politiques est-africains le fait que cette communauté existe aujourd”hui encore. Toute considération, qui ne plaçerait pas ce fait en tête de l'appréciation des résultats, serait très incomplète et ainsi fausse. Ce sont précisément les années écoulées qui ont démontré que la CEA peut surmonter même les crises les plus graves. Et il reste a voir si les Communautés européennes, étant placées un jour face à une crisesemblable menaçant leur existence, feraient preuve d'autant de vigueur que la CEA.
Une autre question est de savoir si on a pu trouver entretemps une amorce prometteuse pour surmonter définitivement les causes plus profondes des tensions intérieures de la Communauté, autrement dit de savoir si les trois économies nationales sont aujourd'hui déjà plus équilibrées que vers le milieu des années soixante. Faute de l'existence de statistiques précises, il n'est pas possible de répondre de façon concrète à cette question. On peut toutefois déterminer la tendance générale de développement en se référant à la politique économique menée dans les trois Etats partenaires.
Mentionnons d'abord que tous les Etats professent par des documents officiels, la politique du socialisme africain et de "l'auto-aide", à savoir, par la Déclaration d'Arousha (tanzanienne), le "Sessional Paper No. 10" sur le socialisme africain et son application dans la planification au Kénya et la "Common Man's Charter" (ougandaise). Mais cette harmonie n'est qu'apparente. Comme dans bien d'autres domaines aussi, le Kénya et la Tanzanie sont aux antipodes dans celui-ci également. Car on ne peut faire autrement que de considérer comme des conceptions fondamentalement differentes le socialisme ujamaa tanzanien et la version kényane du socialisme, que la presse a qualifié à plusieurs reprises, non à tort, de "socialisme sans empreinte de Marx". La même chose vaut concernant la politique d'auto-aide. Il reste a mentionner que le gouvernement ougandais de M. Obote s'est détourné de plus en plus ces temps derniers des conceptions de politique économique et sociale qu'il avait jusqu'alors et s'est tourné vers les modèles tanzaniens.
Sur la base de la déclaration d'Arousha, la Tanzanie a transformé en propriété collective la plupart des moyens et des branches de production les plus importants, indépendamment du fait s'ils étaient auparavant propriété autochtone ou étrangère. En Ouganda aussi, différentes nationalisations complètes, ou tout au moins partielles, d'entreprises étrangères sont intervenues depuis la promulgation du "Common Man's Charter". Il en est tout autrement au Kénya; là, les autorités publiques n'ont guère, sinon pas du tout, touché à la propriété privée. Il est indubitable que les réglements de propriété divergents en Afrique orientale détermineront l”attitude des investisseurs de capitaux potentiels autochtones et étrangers. Autrement dit l'intérêt, tout au moins des investisseurs étrangers privés, se concentrera dans une plus forte mesure encore que jusqu'alors sur le Kénya, malgré les tensions politiques existant dans ce pays au moins depuis les événements de juillet 1969, c'est-a-dire les émeutes suivant l'assasinat de M. Tom Mboya. La conséquence en sera que l'avance dans le développement économique de ce pays continuera à progresser.
La priorité de développement économique
Cette évolution est également intensifiée par le fait qu'à la différence du Kénya, la Tanzanie, et - sous M. Obote - dans une mesure croissante aussi l'Ouganda, donnent au point de vue de l'indépendance économique la priorité sur le développement économique du pays. Préoccupée par la constitution possible de facteurs de puissances (économiques) étrangers possibles, c'est surtout la Tanzanie qui se montre très sceptique envers toutes
les offres d'aide étrangères. Ce pays laisse bien lui aussi pénétrer des fonds étrangers dans son économie, tout au mois sous forme des participations minoritaires, mais - à la différence du Kenya - et c'est là le noyau de la politique d'auto-aide, il attache une importance particulière à mettre en oeuvre les tâches d'édification par une exploitation extrêmement intense de ses propres ressources, en général agricoles.
Même si le Kénya devait un jour modifier sa politique, son avance du point de vue développement sera si grande que la Tanzanie et l'Ouganda auront besoin de plusieurs décennies pour la rattraper.
En conclusion, on doit constater qu'il faut considérer comme une éminente performance des hommes politiques africains d'avoir réussi à maintenir la CEA malgré toutes les pressions et toutes les crises. Mais il faut noter en même temps que le clivage économique entre les trois Etats est-africains, depuis toujours la racine du mal de leur coopération suprarégionale, ne s'est pas réduit
mais au contraire agrandi.
Il faut espérer que malgré ces tensions, la CEA, amorce d'intégration de loin la plus prometteuse et importante d'Afrique noire, continuera à subsister dans l'avenir. Mais il n'est cependant pas de bonne augure pour l'évolution ultérieure que l'université commune est-africaine ait été dissoute officiellement à la date du 1 juillet 1970. L'Afrique orientale possédait avec Puniversité commune est-africaine une institution ne trouvant pas son pareil, dans le monde entier, y compris le domaine des communautés européennes.