African Questions

Publications of Dr. Klaus Frhr. von der Ropp

Political Observer and Consultant on Southern African Issues

L'Afrique du Sud

Le dialogue intra-sud-africain a commencé

par le Dr Klaus Baron von der Ropp,
Institut de recherches de politique internationale, Ebenhausen (Munich)

Le fait que la grande majorité des Etats du monde occidental entretiennent encore aujourd'hui, à côté de quantités d'autres contacts, des relations diplomatiques avec la République Sud-Africaine (RSA) ne peut donner le change au fait que ce pays est tombé dans un isolement croissant vis-à-vis aussi du monde occidental. Qu'on pense dejá à l'attitude du Canada, du Japon et surtout aussi des Nations scandinaves envers Prétoria et ensuite au fait que, malgré la très grande importance de la Route du Cap pour la navigation commerciale des Etats d'Europe occidentale precisement, toutes les offres sud-africaines de cooperation avec l'OTAN ont été jusqu'alors categoriquement rejetées.

L'isolement de l'Afrique du Sud

Il est évident que cette politique s'explique par la confrontation subsistant depuis longtemps entre la RSA et la grande majorité des autres Etats du continent africain. Il est bien connu que les tensions entre les pays de l'Afrique noire et la RSA ont leur origine dans la politique raciale sud-africaine, qui, dans sa forme actuelle, n'est vraiment rien d'autre qu'une légalisation des relations de seigneur à serf entre les blancs et les non blancs, en particulier les habitants noirs de cette region, relations établies depuis des siècles dans le sud de l'Afrique.
Pour des raisons absolument compréhensibles, Prétoria cherche actuellement à sortir de l'isolement politique menaçant ou déjà existant face au monde occidental ou à l'Afrique. Mais on peut estimer avec une quasi-certitude qu'il n'y réussira qu'en modifiant auparavant fondamentalement sa politique raciale. Car ce n'est qu'alors - fut-elle réalisable - qu'on peut penser à une détente dans les rapports de la RSA avec le nord noir de l'Afrique. Et après ce qui a été dit ci-dessus, il est indubitable qu'un tel accommodement constitue une condition sine qua non en vue de décontracter les rapports de l'Afrique du Sud avec les Etats occidentaux.

La politique bantoustan actuelle

Quand on essaie d'analyser les possibilités de modification de la politique raciale sud-africaine, il faut d'abord réaliser la situation actuelle des divers groupes de population du pays. Suivant le systeme de la ségrégation raciale - ou comme on dit officiellement du “développement séparé“ - 8 soi-disant territoires bantous doivent être exclus de la République Sud-Africaine et acquérir l'independance nationale. Ces futurs Etats répresentent actuellement plus de 200 (!) regions differentes. Pas un seul territoire bantou ne constitue une entité géographique. L'ensemble de tous les territoires bantous ne représente que 13,5% de la superficie de la RSA, mais cependant un pourcentage bien plus élevé des terres labourables d'Afrique du Sud, et ce quoique les groupes de population noirs constituent un peu plus de 70% de la population totale de la RSA.
Le développement économique de ces regions est très mauvais par rapport à celui des regions blanches du pays. Ceci n'est pas seulement une consequence du retard éconoınique et technologique de leurs habitants, mais provient aussi du fait que la grand majorité des mines de ce pays aux immenses richesses du sous-sol, sont situees en dehors des territoires bantous.

Le système de “petty apartheid“

La situation évoquée ci-dessus explique pourquoi non seulement la grande majorité des 3800000 Sud-Africains blancs, mais aussi celle des 2000000 de metis (qui, ce que l'on néglige souvent, sont en forte majorité non d'origine africaine mais euro-malaise) ainsi que celle des 600000 Asiatiques, vit dans les regions blanches du pays, Des raisons économiques contraignent plus de la moitié des 15000000 de Sud-Africains noirs à vivre egalement, tout au moins passagérement, dans ces régions. Là, ils sont exposés à toutes les rebuffades humiliantes, mesquines et ulcérantes qu'on peut concrétiser par la conception du petty apartheid. Des scènes comme celle des quais de gare bondés pour voyageurs non blancs et les quais pour blancs très souvent presque déserts, la séparation raciale des utilisateurs de bureaux de poste ou de visiteurs de jardins zooligiques, les restrictions à la liberté de mouvement des non blancs dans les regions blanches, la vue de Sud-Africains non blancs qui, faute d'autre possibilité, sont obligés de manger, dans les villes blanches comme Johannesbourg, assis sur le trottoir et enfin la rétribution inégale de membres de races différentes accomplissant le même travail, sont de nature à

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provoquer l'effroi de tout visiteur de l'Afrique du Sud, quelle que soient ses opinions politiques ou sa couleur de peau.

Dialogue armé?

Tout comme les organisations nationalistes du African National Congress et du Pan African Congress, actuellement interdites en Afrique du Sud, la plupart des Etats d'Afrique noire ont toujours été d'avis qu'il fallait remplacer le système actuellement en vigueur en Afrique du Sud par un autre sur la base de "un homme - une voix". Ces idées ont été exprimées entre autres dans le “Manifeste de Lusaka sur le sud de l'Afrique“. Si compréhensible que puisse être ce point de vue eu égard précisément aux injustices criantes du système actuel, la question se pose néanmoins, pour l'avenir aussi, du succès ou de l'échec d'une politique basée sur cette conception. Car la masse des blancs, et probablement aussi des métis et des asiatiques si on leur posait la question, n'est d'aucune façon disposée à céder à ce genre d'exigence. Les métis et les asiatiques aspirent à l'entière intégration politique et sociale pour eux-mêmes, mais non pas pour les Sud-Africains noirs. Même des blancs absolument libéraux se réfèreront toujours, entre autres, à Julius Nyerere, qui occupe aujourd'hui la position d'un chef idéoligique en Afrique orientale, et qui a évoqué les grandes divergences dans la conception de la démocratie entre Africains et Européens, ce qui revient ici à dire Sud-Africains blancs (Julius K. Nyerere, Freedom and Unity/Uhuru na Umoja, Londres 1967 p 195-203). Et on doit considérer comme totalement exclu qu'il puisse y avoir dans un temps prévisible une convergence du système africain et du système européen.
L'exigence d'un dialogue armé, formulée a différentes reprises pour contraindre les responsables blancs à se raviser, pour obliger à une élimination totale du système de l'apartheid, ne mènera pas non plus au cours des décennies prodiaines au succès escompte. Mais par contre cette politique militante donnerait certainement un nouvel essor aux milieux réactionnaires de la RSA, c'est-a-dire surtout aux adhérents de la "Herstigte Nasionale Party" autour d'Albert Hertzog et à l'aile tique militante donnerait certainement un nouvel mental. Et cela conduirait nécessairement à dégrader davantage le statut juridique et économique des Sud-Africains noirs.

Amorces de dialogue intra-sud-africain

Par contre une autre amorce de divers Etats africains, à savoir celle d`un dialogue avec la RSA, promet bien davantage le succès. Il semble même que cette idée, propagée surtout par M. Houphouët-Boigny, ait déjà produit ses premiers fruits: on se souvient en effet qu`à l'occasion de la discussion sur l'initiative du Président ivoirien, divers Etats africains ont formulé l'exigence que trop compréhensible et qu'on ne peut qu'approuver intégralement, qu'un dialogue entre l`Afrique noire et la RSA devait être précédé d'un dialogue intra-sud-africain. Et dans ce domaine les premiers contacts au moins ont été réalisés au cours des semaines et des mois écoulés.
Il ne peut y avoir de conversation intra-sud-africaine fertile que si en l`occurrence les groupes de population noirs de la RSA sont représentés par des personnalités étant leurs chefs politiques légitimes et qui sont donc tout autre chose que des fantoches du gouvernement de Prétoria. De telles personnalités jouent déjà aujourd”hui - et il faut voir là peut être déjà un premier succès des Etats africains ouverts au dialogue - un rôle de plus en plus important dans la vie publique d'Afrique du Sud. Leur représentant le plus éminent est l'actuel premier ministre du Zoulouland, M. G. Buthelezi. Comme membre du parti libéral multiracial sud-africain jusqu`a son autodissolution imposée par le législateur à la fin des années soixante, comme homme politique ayant toujours entretenu de très bonnes relations avec le Progressive Party de Colin Eglin et d'Helen Suzman, et enfin comme ami intime d'Alan Paton il fut pendant des décennies un adversaire déclaré de la conception de l'apartheid. Et il est hors de doute qu'il n'a pas changé d'avis à ce jour, Car il répondit récemment à la question, qui lui était posée, si un Zoulouland indépendant inverserait le courant et pratiquerait un petty apartheid contre les blancs, qu'on ne peut extirper un mal en le remplacant par un autre et qu'il n'est pas possible d'exterminer le racisme par le racisme (voir Rand Daily Mail du 23 juin 1971, p 2).

Pas de fantoches

Il est possible que dans les autres territoires bantous aucun chef politique, ayant la puissance de rayonnement de M. Buthelezi, n'ait encore émergé, mais cela ne devrait pas conduire à la conclusion erronée qu'ici des fantodies des blancs seraient .à l'oeuvre. Car enfin personne d'autre que le premier ministre, tant invectivé et dénigré, du Transkai, Kaiser Mantazima, a nommé il y a des années déjà ministre de l'éducation du Transkei M. Curdwick Ndamse, auquel auparavant le gouvernement de Pretoria avait interdit pour raisons politiques n'importe quelle activité politique et qui avait même été déclaré "banni".
Les hommes politiques noirs d`Afrique du Sud peuvent actuellement exprimer leur critique dans une forme beaucoup plus nette qu'auparavant et de même formuler leurs revendications. Car, si Prétoria cherche un accommodement avec les pays d”Afrique noire du continent, il ne peut en même temps réduire au silence les hommes politiques noirs dans son propre pays. Les pays ouverts au dialogue contraignent ainsi Prétoria à libéraliser sa politique intérieure ou plus exactement sa politique raciale. Les nationalistes africains comme M. Buthelezi peuvent aujourd`hui enfin jouer en RSA un rôle actif.
Cette nouvelle politique s'exprima probablement

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de la façon la plus claire dans l'exigence de M. Buthelezi de la création d'une “Convention nationale des chefs de toutes les races d'Afrique du Sud“, devant s'occuper des questions de coexistence des groupes de populations très disparates dans cette région de la terre. Le fait que le premier ministre Vorster rejeta immédiatement et avec véhémence cette suggestion ne devrait pas conduire à une fausse estimation de la situation. Car il doit éviter, tout au moins pour le moment, de laisser passer de telles idées sans les contredire, ayant à prendre des égards en matière de politique intérieure, Mais cela n'empêchera pas le pragmatique Vorster d'avoir en coulisse des entretiens en ce sens avec les représentants des groupes de population non blancs, c'est-à-dire également avec ceux des groupes noirs. Le fait que ces temps derniers les représentants de la nouvelle élite noire aient rencontré beaucoup plus souvent que jamais auparavant les représentants du gouvernement sud-africain, constitue un indice pour le bien-fondé de cette hypothèse.

Consolidation géographique et économique des territoires bantous

Celui qui, comme l'auteur de cet article, a eu l'occasion de discuter à plusieurs reprises avec M. Buthelezi et ses compagnons de lutte politique, ne doutera pas que lors des rencontres avec les responsables blancs, ils présenteront toutes les revendications qu'ils ont récemment formulées publiquement en RSA. En réalistes, en hommes politiques, qui concoivent la politique comme l'art du possible, ils ne poursuivront pas le rêve irréalisable de l'Etat unitaire sud-africain sous direction noire. La caractéristique de leur position de négociations sera bien plutôt d'aboutir effectivement au maximum de ce que l'on peut atteindre en faveur de la population noire de la RSA en tenant compte du système actuel. Ils s'efforceront de remodeler le système de l'apartheid de façon à ce qu'il soit plus, beaucoup plus, que l'actuel système seigneur-serf et qu'il mérite vraiment le nom de “développement séparé“. C'est ainsi que M. Kaiser Mantanzima, et aussi le premier ministre du Madiaganaland, Huddy Ntsanwise, ont au cours des dernières années déclaré catégoriquement à plusieurs reprises qu'il fallait consolider géographiquement et économiquement les territoires bantous pour les rendre économiquement et politiquement viables. Mais en l'occurrence la revendication de divers représentants du Zoulouland que le port d'eau profonde de Richard's Bay, dont la construction est envisagée et qui est de grande importance non seulement pour l'économie de tout le sud de l`Afrique, doit, avec les complexes industriels afférents, faire partie d'un Zoulouland indépendant, devait encore davantage faire sensation.

La disponibilité au dialogue des blancs

Il convient de faire ressortir dans ce contexte qu'une série de Sud-Africains blancs influents et éclairés ont expressément reconnu la justification de ces revendications; ils sont en outre également prêts à défendre ces revendications contre la critique du grand nombre de blancs qui ne voient pas les problèmes des Sud-Africains non blancs parce qu'ils ne veulent pas les voir. Ce sont surtout les deux universités de langue afrikaans de Potchefstroomet de Stellenbosch, ainsi que les collaborateurs de quelques grands journaux et périodiques de langue afrikaans, qui jouent un rôle éminent dans le soutien des idées de M. Buthelezi et des autres chefs des territoires bantous. Ils sont toujours en majorité convaincus du bienfondé de l'apartheid, mais se rendent cependant compte que sous sa forme actuelle, cette conception présente exclusivement des désavantages pour le non blanc.
Les participants noirs à un dialogue intra-sud-africain n'insisteront certainement pas seulement sur une consolidation géographique et économique des territoires bantous. Ils exigeront en outre que les millions de Sud-Africains noirs, qui pour des considérations d`ordre économique continueront à vivre en RSA après l'exclusion politique et administrative des territoires bantous de ce pays, ne soient plus exposés aux innombrables humiliations de la petty apartheid. Ils réussiront peut-être même de plus à amener Prétoria à concéder à ces Africains du sud noirs, au niveau de l'administration locale par exemple, des droits de cogestion, voire d'autodétermination.

L'exemple du Botswana

Sans qu'il soit besoin de donner d'autres motivations, il est facile de s'apercevoir que cette évolution demandera un temps assez long. Mais aujourd'hui déjà, elle a atteint un point qui, il y a encore moins de deux ans, aurait été impensable: le dialogue intra-sud-africain a commencé. Il n'aboutira certainement pas a un Etat unitaire sud-africain sous direction noire. Mais on réussira probablement à reconvertir les actuels territoires bantous en Etats indépendants qui, concernant leur potentiel économique et politique, seront au moins de valeur égale aux pays limitrophes du Botswana, du Lesotho et du Swaziland. Comme ces derniers, ils coopéreront étroitement, en Nations indépendantes, avec la RSA dans le domaine économique et aussi dans le secteur monétaire. L'exemple du Botswana dans la politique internationale démontre très nettement que cette coopération très intense ne conduit pas obligatoirement à ce que les partenaires plus faibles d'une telle communauté deviennent les satellites politiques de Prétoria. Le dialogue intra-sud-africain devrait avoir pour autre résultat la disparition du système inhumain de la petty apartheid.
Aussi compréhensible que soit la politique de l'opposition africaine noire militante contre la RSA, il n'en demeure pas moins qu`elle est composée d'idées illusoires. Et par ailleurs cette politique atteint exactement le résultat contraire de celui auquel elle aspire. Car elle entrave dans une très forte mesure le travail d'un nationaliste afri-

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cain comme M, Gatsha Buthelezi. Il ne faudrait jamais perdre de vue que c`est précisément en connaissance du fait qu'une politique d'opposition militante n'est pas de nature à améliorer dans un avenir prévisible la situation des Sud-Africains noirs, que M. Buthelezi a adopté une attitude plus Conciliante et plus réaliste.

Les chances offertes à la coopération africaine

Peut être que son action contribuera - ce qui serait très souhaitable - à ce que toujours davantage d`Etats africains reconnaissent et exploitent cette profusion de chances qui s'offre pour agir par des contacts de politique étrangère de façon à modifier la politique intérieure et surtout la politique raciale de la RSA. Cette politique sera d'autant plus couronnée de succès que les responsables des Etats africains ouverts au dialogue arriveront à harmoniser leur politique envers la RSA avec les représentants de la nouvelle élite noire d”Afrique du Sud. Les pourparlers que M. Hastings Banda a récemment menés avec eux à Johannesburg, les contacts entre M. Gatsha Buthelezi et les délégations ONU de plusieurs Etats africains au cours de l'été 1971 .à New York, ont constitué les premiers pas importants sur cette voie. Et finalement, il serait très bénéfique que l'OUA accueille favorablement la suggestion du ministre des affaires étrangères kényan d'inviter à la prochaine réunion au sommet de l'OUA les premier ministres des actuels territoires bantous sud africains. Une profusion de chances est offerte ici pour agir sur la politique de la RSA; on est loin jusqu'alors d'avoir exploité ces chances. Il est d”autant plus important d'approfondir et d'élargir dès que possible les contacts entre les Etats noirs du continent et les nationalistes africains autour de M. Buthelezi. C'est en premier le Kenya qui a montré la voie.

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