L'Afrique du Sud: de l'apartheid vers le développement séparé?
par le Dr Klaus Baron von der Ropp,
Institut de recherches de politique internationale, Ebenhausen (Munich)
Comparée aux impressions qu'il a pu recueillir dans les années précédentes, c'est une image de la scène politique modifiée en certains points qui s'offre à celui qui rend actuellement visite à la République Sud-Africaine. Ceci se manifeste de façon particulièrement nette concernant le rôle des Zoulous, le second groupe ethnique en importance de l'Afrique du Sud. Ils ont assumé au cours des deux années écoulées un rôle pouvant mener à une modification fondamentale des structures politiques et économiques de ce pays. En abandonnant, probablement que temporairement, leur rêve d'un Etat unitaire sud-africain sous direction d'Africains noirs, ils cherchent actuellement à modifier le système en vigueur de telle façon que les citoyens noirs de cet Etat obtiennent effectivement le maximum de ce que permet ce régime. Il est absolument possible, ainsi qu'il a été exposé par ailleurs dans ce périodique (AFRIKA 1/1972 p.9 à 12), que ces modifications soient également dues là l'offre d'un dialogue avec la République Sud-Africaine faite par diverses nations d'Afrique noire, en particulier la Côte-d'Ivoire. Prétoria semble se rendre compte que ce dialogue ne peut être fertile que si on entame simultanément un dialogue entre les groupes de population blanc et noir d'Afrique du Sud.
Le rôle du premier ministre Buthelezi
On ne se trompe certainement pas en admettant que la vie politique de l'Afrique du Sud s'est très considérablement modifiée le jour où M. Gatsha Buthelezi, adversaire décidé du régime politique sud-africain, a pris les fonctions de premier ministre du Zoulouland. On commettrait une grossière erreur en considérant le fait que M. Buthelezi ait accepté cette fonction comme une modification de son attitude politique. Toutes ses prises de position publiques après son entrée en fonction font apparaitre au contraire de façon incontestable qu'il s'agit essentiellement pour lui d'accéder à une “plate-forme légale" lui permettant d'exposer ses idées en public et de les réaliser autant que possible. Des conversations avec des Sud-Africains noirs, que ce soit au Zoulouland ou dans l'une des grandes villes en dehors des territoires bantous, comme par exemple Soweto (Johannesburg), permettent au visiteur étranger de s'apercevoir que la grande majorité de ses compatriotes comprend et approuve cette attitude. Il semble même que M.Buthelezi soit plus qualifié que tout autre homme politique noir d'Afrique du Sud pour accéder, au-delà de toutes les barrières et tensions tribales existant évidemment aussi en Afrique du Sud, peu à peu aux fonctions d'un porte-parole, voire même un jour à celles d'un chef, du plus grand nombre de groupes de population d'Africains noirs du pays. Dès aujourd'hui, le premier ministre Buthelezi invite les Sud-Africains noirs, comme par exemple dans un discours à la Fédération nationale africaine des Chambres de commerce à Umlazi près de Durban, à suivre l'exemple de leurs compatriotes blancs qui, malgré la guerre des Boers, en 1910 ont réussi à s'unir pour la fondation de l'Union sud-africaine d'alors afin d'imposer leurs exigences.
Les Boers d'antan dans la même situation que les Africains aujourd'hui
Devant cette coulisse, on comprend que le journaliste sud-africain T. Mbatha ait, dans le périodique “Sechaba“, organe officiel du Congrès national africain (d'Afrique du Sud), appelé M. Buthelezi, après que celui-ci eut pris les fonctions de premier ministre du Zoulouland, "un homme du peuple, un patriote africain" (Sechaba, février 1971 p.10). Et ce n'est qu'ainsi qu'on peut s'expliquer que le pasteur Beyers Naudé, directeur de l'Institut chrétien d'Afrique du Sud de Johannesburg, en vive opposition au gouvernement Vorster, tout comme le pasteur lui-même est un adversaire très déterminé des structures gouvernementales actuelles de l'Afrique du Sud, répondit à la question de son opinion sur M. Buthelezi: “J'ai pour lui une profonde admiration. ll reconnait les difficultés authentiques de notre population blanche face au problème complexe des relations humaines avec la population noire.“ (Rand Raily Mail, Johannesburg, du 6 mai 1972, p. 5) Il serait facile d'ajouter à ces prises de position des appréciations similaires d'autres personnalités noires et blanches éminentes d'Afrique du Sud. Il est par ailleurs hors de doute que les idées de M.Buthelezi rencontrent la compréhension, sinon même parfois la sympathie, de membres influents du parti natio-
naliste au pouvoir (en particulier dans les universités de langue afrikaans, dans certains cas aussi dans les églises "blanches" de langue afrikaans et parfois même auprès de quelques membres importants du groupe parlementaire du parti nationaliste). Il est aidé en l'occurrence par le fait qu'il sait très habilement comparer la situation actuelle des Sud-Africains noirs avec celle des Boers à l'époque de la domination de l'impérialisme britannique en Afrique du Sud.
M. Buthelezi ne cesse de faire remarquer aux Blancs de langue afrikaans, qui assument la direction politique du pays depuis 1948, qu'il est illogique d'accuser d'une part les Britanniques et les Sud-Africains blancs anglophones à cause de leur ancienne attitude impérialiste et d'essayer d'autre part de maintenir les actuelles relations de seigneur .à serf en ce qui concerne les Sud-Afri-
cains non blancs. C'est un des mérites de M. Buthelezi que d'avoir mis en lumière tout l'hypocrisie de cette attitude.
Il est enfin important que des personnalités éminentes de la partie anglophone de la population blanche d'Afrique du Sud se félicitent également de l'action de M. Buthelezi.
Des tentatives en vue de déposséder M. Buthelezi du pouvoir
Mais il serait d'autre part complètement faux de penser que le gouvernement actuel, constitué uniquement par le parti nationaliste, se félicite unanimement de l'apparition d'une telle personnalité de chef. C'est là précisément que M. Buthelezi a des adversaires très dangeureux. C'est ainsi que des indices très nets indiquent que de très puissants éléments au sein du parti gouvernemental sud-africain se sont efforcés de déposséder M. Buthelezi du pouvoir. Rappelons tout d'abord qu'on a essayé à plusieurs reprises de confier les fonctions de premier ministre du Zoulouland à un autre candidat ayant moins de profil. Ces tentatives échouèrent cependant sans exception, ce qui provient aussi du fait que la majorité des responsables blancs ont fini par accepter un choix des Zoulous, même s'il était incommode. Il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer que cette évolution constitue une nouveauté dans la politique raciale sud-africaine. On eut l'occasion de vérifier il n'y a pas longtemps la justesse de la thèse suivant laquelle, dans des cas isolés tout au moins, un homme politique noir peut s'imposer contre les conceptions de milieux blancs très puissants: au cours de la Convention constitutionnelle du Zoulouland, l'un des membres les plus puissants et aussi le plus conservateur du Cabinet sud-africain, M. M. C. Botha, tint un discours très remarqué dans lequel il mentionna que conformément aux traditions des Zoulous, le pouvoir étatique et politique décisif se trouvait entre les mains du chef d'Etat (Paramount Chief), Beaucoup de gens en Afrique du Sud interprétèrent cette allocution dans le sens que M.M. C. Botha visait ainsi directement à déposséder M. Buthelezi du pouvoir. Mais sur ce terrain aussi, l'homme politique noir remporta une victoire sur son adversaire blanc: suivant la nouvelle Constitution KwaZoulou (c'est le nouveau nom du Zoulouland), le véritable pouvoir est entre les mains du premier ministre du pays alors que le chef d'Etat remplit essentiellement des fonctions de représentation.
Les exigences présentées par KwaZoulou à Prétoria
Ces évènements sont très probablement à l'origine de toute une série de faits qui, ces temps derniers, ont éveillé l'attention tant des Sud-Africains que des étrangers intéressés.
Le discours tenu par le Très Révérend Alpeus Zulu, évêque de KwaZoulou, au mois de mai 1972 à l'université du Cap, mérite de l'avis de l'auteur de cet article de retenir tout particulièrement l'attention. L'évêque demanda à ses auditeurs s'il serait indigne de l'homme blanc de rencontrer un jour un Noir sur la base de l'égalité des droits. Il fit en outre remarquer qu'il avait été d'innombrables fois la victime de discriminations et d'humilations d'origine raciale en Afrique du Sud. Par un appel final émouvant, l'évêque Zulu invita les Sud-Africains blancs à modifier les structures de ce pays de sorte que les membres des diverses groupes de population puissent enfin se rencontrer en partenaires. Si cette allocution est déjà significative en soi, elle acquiert encore davantage d'importance par le fait que l'auditoire (blanc) réagit par une véritable ovation.
La majorité des électeurs sud-africains blancs n'est actuellement cependant certes pas encore prêt à assimiler le message de l'évêque. Il faudra de longues discussions pour la convaincre. Et c'est M.Buthelezi aussi qui n'a cessé d'insister sur le fait que cette discussion ne pourrait être décidée en faveur des Sud-Africains noirs par l'emploi de la violence physique. L'importance que revêtent dans ce contexte les campagnes de désobéissance civile est une toute autre question. Les Sud-Africains noirs disposent en l'occurrence d'une arme dont la puissance ne saurait être surestimée.
La consolidation territoriale de KwaZoulou
Tout comme l'évêque Zulu et le premier ministre Buthelezi, deux autres membres du gouvernement récemment formé de KwaZoulou ont présenté leurs revendications d'une modification du régime actuel. Le ministre de Fagriculture, le chef Sithole, fit remarquer que davantage de terres devraient être attribuées aux Zoulous. M.Sithole s'attaquait ainsi à un point que M.Buthelezi ne cesse d'évoquer depuis peu: KwaZoulou a un besoin urgent d'une magnanime consolidation de son territoire pour devenir viable. Mais une telle action n'aurait aucun sens si elle n'était pas assortie d'une consolidation économique de KwaZoulou.
Dans se contexte, des idées qu'on discute très intensément ces temps derniers en Afrique du Sud méritent de retenir l'attention: on envisage de réaliser la consolidation économique et géographique de KwaZoulou, et aussi d'autres territoires bantous, en partie par une action d'extrapolation des exploitations appartenant aux Blancs de la République Sud-Africaine en maintenant les conditions de propriété actuelles pendant un temps limité, mais en intégrant ces exploitations aux divers territoires bantous. Les exploitants agricoles blancs pourraient ainsi tout comme dans les anciens hauts plateaux blancs du Kenya après son accession à Findépendance - remplir outre leur véritable rôle, des fonctions enseignantes. Il serait peut être ainsi possible de surmonter plus rapidement le stade de l'économique de substance, nullement rentable du point de vue économique. Ce serait d'autant plus important que - manifestation du retard économique - l'activité économique de nombre de Sud-Africains noirs, tout comme de
nombre d'hommes des Etats noirs indépendants, se limite à cette forme d'économie. Et enfin le discours tenu récemment à Ngoye, siège de l'université du Zoulouland, par M.J.A.W. Nxumalo, ministre de l'éducation du KwaZoulou, mérite grande attention. M. Nxumalo exigea d'adapter les possibilités de formation des citoyens noirs du pays aux installations déjà existantes pour les élèves et les étudiants blancs. Et il insista en outre pour que les cadres de l'université soient africanisés dès que possible. Les objectifs de la nouvelle élite noire En évaluant la situation de façon réaliste, les représentants de la nouvelle élite noire ne réclament pas actuellement, comme par exemple les organisations Congrès national africain et Congrès panafricain interdites, comme on le sait, en Afrique du Sud, la transformation du régime sud-africain conformément aux concepts du Manifeste de Lusaka sur le sud de l'Afrique. Il est tout autre chose de savoir s'ils n'espèrent pas atteindre cet objectif dans un avenir encore lointain après avoir fait aboutir les modifications auxquelles ils aspirent maintenant. Il faut certes répondre par l'affirmative à cette question. Pour le moment, ils aspirent surtout, comme nous l'avons déja exposé dans ce périodique (AFRIKA 1/1972 p. 9 à 12) à une consolidation économique et géographique des territoires bantous et à une liquidation aussi complète que possible du système de “petty apartheid“ ne provoquant que l'amertume et les humiliations. Ils reconnaissent que le gouvernement blanc du
pays pourrait se référer à juste titre à personne de moindre que le Président julius Nyerere s'ils prétendaient dès maintenant réaliser les principes figurant dans le Manifeste de Lusaka. Car M. Nyerere a évoqué de façon très pertinente les divergences de Fentendement de la démocratie chez les Africains noirs et les Européens (ce qui signifierait ici les Sud-Africains blancs). (Julius K. Nyerere, Freedom and Unity/Uhuru na Umoja, Londres 1967 p. 195 à 203). Il fait très justement remarquer que l'ordre pluraliste de la majorité des régimes européens ne trouve pas son pareil dans la société africaine noire.
De l'avis de l*auteur de cet article, sur lequel on reviendra encore, le succès des idées de M. Buthelezi et de ses compagnons de lutte dépend dans une grande mesure de l'attitude qu'adopteront envers elles les gouvernements d'Afrique noire.
L'influence de KwaZoulou sur les autres territoires bantous
Dans les entretiens avec les Sud-Africains noirs qui ne sont pas Zoulous, il ressort toujours que le nouveau rôle des responsables du KwaZoulou contraint les gouvernants des autres territoires bantous à reconsidérer leurs positions actuelles et à présenter dans de nombreux cas de nouvelles exigences envers Pretoria, en les formulant plus énergiquement. Peut être faut-il voir sous le même angle le fait que le premier ministre du Transkei, Kaizer Mantanzima, (dont il ne faudrait cependant pas sousestimer Pindépendance) a insisté cette année tout particulièrement sur la cession d'autres districts au Transkei comme préalable de son indépendance. Pendant la session du parlement du Transkei de cette année, M. Mantanzima a très nettement exprimé que la
réaction de Prétoria à ses revendications démontrerait si le gouvernement sud-africain se voue à la politique de l'inhumaine apartheid raciale ou à celle du développement séparé. Il serait plus que surprenant que les réactions des autres territoires bantous envers la politique de KwaZoulou soient différentes de celles du Transkei.
Personne ne sera assez naif pour croire qu'en satisfaisant aux modifications exigées aujourd'hui par M. Buthelezi et ses compagnons de lutte, tous les problèmes de l'Afrique du Sud seront résolus. Mieux que toute personne de l'extérieur, ces hommes politiques d'Afrique du Sud voient les problèmes du statut juridique, politique, économique et social des Noirs qui, après l'extrapolation des territoires bantous, continueront à vivre dans ce qui subsistera de la République Sud-Africaine. Mais en leur qualité de responsables concevant la politique comme l'art du possible, ils n'envisagent la solution de ces problèmes qu'à une époque ultérieure.
Les moyens d'action de l'Afrique noire
Les Etats africains au nord du Zambesi peuvent être d'un secours particulier à la nouvelle élite noire pour lui permettre d'atteindre ses objectifs. Il ne faudrait jamais oublier que M. Buthelezi a expressément salué l'idée d'un dialogue entre la République Sud-Africaine et l'Afrique noire comme un moyen de modifier les structures du pouvoir sud-africain actuel. C'est là que l'Afrique noire a une chance et il serait tout simplement incompréhensible qu'elle ne la saisisse pas.